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Dans le carquois
29 décembre 2004

Leur dernière histoire d'amour

*

La porte résista, mais finit par céder. Un brouillard de poussières s'éleva. Maurice toussa, s'éventa avec de grands moulinets de bras et entra. On n'avait pas pénétré dans ce grenier depuis lulure. Une odeur de renfermé et une jolie couche de poussière le prouvaient. La lucarne laissait filtrer un peu de lumière, suffisamment  pour voir où on mettait les pieds, condition sine qua non  pour le bric-à-brac entreposé là. Il alla à la fenêtre pour aérer. Après un rapide tour d'horizon, il préféra remettre à plus tard l'exploration. De là où il était, il pouvait entendre les rires et les clameurs de sa petite bande, venue l'aider à déménager et après son coup de blues de la veille, il était bien décidé à ne pas rester seul aujourd'hui. En revenant à la porte, il vit un vieil interrupteur qu'il commuta. Rien ne se passa. Sur une poutre,  il avisa une ampoule pendue à son fil. Il alla l'examiner. Noire de saleté, elle n'aurait guère éclairée grand-chose si elle avait fonctionnée. Maurice secoua le globe de verre. Le bruit caractéristique du filament cassé se fit entendre. Il la rangea dans sa poche et sorti. Il en achèterait une nouvelle avant d'entreprendre de ranger ce foutoir.

*

La porte ne résista pas ce coup-çi, mais la poussière vola tout de même. Maurice jura en toussant. Dehors, le ciel était gris et la lumière qui passait par la lucarne était quasi-inexistante. A tâtons, il se fraya  un chemin jusqu'au fil électrique. Il vissa une ampoule neuve et alla allumer. A sa grande surprise, l'ampoule éclaira. Il avait craint que le fil fusse ronger par de la vermine à quelques endroits, mais non. Il contempla la grande pièce. sous la lumière artificielle, le dépotoir pris forme : des carcasses de bicyclettes, des vieux bouquins en-veux-tu-en-voilà, des malles de toutes tailles, des cadres de tableaux aux dorures effrités, des sacs plastiques, des cartons remplit d'on-ne-sait-quoi. Un véritable étalage de brocanteur. Maurice secoua la tête de découragement. Il savait que les précédents proprios n'avaient jamais mis le nez ici, mais il avait espéré que ceux qui y avaient habités avant eux aient fait un peu de ménage avant de refiler les clés. Il estima en avoir pour deux à trois jours pour remettre un peu d'ordre à tout ça. La veille, il avait congédié toute sa smala, assurant qu'il s'en sortirait tout seul pour la suite. Grave erreur ! Tant pis. Ce n'était pas d'une urgence folle après tout. Il s'y attellerait un week-end où il n'aurait rien à faire et puis voilà. Fort de sa résolution, il sorti et ferma la porte.

*

Troisième édition : la porte s'ouvrit, la poussière vola, Maurice toussa… Il alluma et contempla de nouveau le capharnaüm. Ce ne serait sûrement pas aujourd'hui qu'il s'y mettrait. Il déposa le carton de vieilleries qu'il avait monté à coté d'une malle et referma.

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Porte, poussière, toux, lumière. Maurice jeta son antique mixer sur le premier carton venu. Coup d'œil. Sûrement pas aujourd'hui non plus.

*

Maurice ouvrit d'un geste décidé. Cela faisait maintenant un an qu'il avait emménagé. Il ne laisserait pas ce grenier dans cet état une minute de plus. Il fit la lumière, posa le rouleau de sac-poubelle, fit entrer balai et pelle à poussière, respira un bon coup et jeta son dévolu sur une grosse malle recouverte d'une vieille couverture. Il l'ouvrit.

*

Le livre était coincé entre une pile de « Science et Vie » des années 60 et quelques vieux romans de science-fiction dépareillés. Il avait le dos relié de cuir marron clair et zébrés de lignes dorés. Sur le coup, il pensa à un vieux missel abandonné. Il s'intéressa  d'abord aux magazines et aux romans. Il décida qu'il passerait une annonce pour vendre la première pile à un collectionneur et qu'il garderait les bouquins de SF pour sa bibliothèque personnelle. Il prit finalement le volume à dos toilé et le retourna. La couverture était de même texture, un losange en dorures en était le seul ornement. Il le feuilleta. Ce n'était pas un missel. Une fine et élégante écriture noire recouvrait l'ensemble des pages, sauf à la fin où des feuillets étaient restés vierges. Maurice revint à la première page. Au milieu était simplement marqué « Journal de Juliette de Causse d'Ambert ». Maurice parcouru de nouveau les pages. Il s'agissait bien d'un journal intime. Des dates séparaient régulièrement les paragraphes. Elles allaient du 23 mars 1972 au 7 juillet 1975. Il referma le livre et resta un moment à réfléchir. Voilà qui était délicat. Un journal intime est, par définition, un ouvrage personnel, un édifice inviolable pour quiconque avait un brin de respect pour les autres. En même temps, si c'était si secret que cela, cette Juliette n'aurait pas dû le laisser là, dans ce grenier où elle se doutait bien que quelqu'un le trouverait forcément. Maurice balança le pour et le contre et décida finalement de le laisser à sa place et de ne pas y toucher. Il continua alors sa besogne.

*

Maurice n'y tint plus. La curiosité l'emporta. Il monta au grenier. Cela faisait trois jours que cette Juliette de machin-chose excitait son intérêt. Le goût de l'interdit l'emporta. Il prit le journal, redescendit au salon, s'installa dans son fauteuil et commença sa lecture.

*

23 mars 1972,

Cela fait une semaine que j'ai ce journal, mais je ne le commence qu'aujourd'hui, date de mon seizième anniversaire. Je me présente. Je me nomme Juliette Cécile Marie Sophie de Causse d'Ambert, fille d'André de Causse d'Ambert et de Sophie de la Rouerie. Le tout, bien évidemment, issu de longues et respectables lignées aristocratiques, encore qu'il subsiste des doutes sur mon arriére-arriére-arriére grand père paternel qui aurait acheté le titre Causse d'Ambert, mais n'allez pas raconter cela à mon père. Il ferait lâcher les chiens sur vous ! Mon père est très fier de son nom, de son titre et de tout ce qui va avec : le respect du protocole, l'observation des traditions, le catholicisme pratiquant, la morale qui va de pair, etc., etc… Vaste hypocrisie, doublée de sclérose de la pensée. Autant dire qu'ici, il n'y a pas beaucoup de place pour la condition féminine. Ma mère est une femme soumise à son mari d'une façon écœurante. Parfois, j'ai envie de lui crier dessus, de la pousser à se révolter, mais je n'ose pas. Pourtant, la colère monte.

(…)

27 juillet 1973,

Ce que j'écris ici s'est passé il y a deux jours, mais cela m'a tellement retourné que je ne le note qu'aujourd'hui. Jusqu'à présent, je ne m'étais jamais disputé avec mes parents. J'avais joué le rôle de la petite fille modèle, non par hypocrisie, mais par protection. Intérieurement, je savais qu'une confrontation verbale serait douloureuse pour moi. Avant-hier, cependant, je n'ai pas pu retenir la colère, le ressentiment que j'éprouve envers ceux qui se font aller mes parents. Parents ! Comment peut-on revendiquer ce nom alors qu'on n'a aucune considération pour sa fille ? Tout ce qui les interresse, c'est la renommée, le prestige, l'honneur de la famille, le qu'en-dira-t-on. Pour eux, il est impensable que je puisse leur désobéir ou même être en désaccord avec eux. Avec toujours cette même morve, cette même suffisance des abrutis qui ne changent jamais d'avis, ils m'ont asséné leur sempiternelle sentence sensée couper court à toute discussion : « Tu es trop jeune pour savoir ». Comme si être trop jeune empêchait de savoir ce que l'on veut faire ! J'aimerai poursuivre des études en biologie après le bachot. Ils refusent. Ils veulent me marier. Mère a déjà préparé ma robe pour le bal des Débutantes. C'est alors que j'ai craqué, leur criant à la face que je préférerai mourir plutôt que de participer à ce marché aux bestiaux bon teint. Un peu surpris par mon accès de rébellion, ils ont tentés de me faire entendre raison tandis que je criais de plus en plus fort. J'avais une trouille d'enfer, mais je continuais à parler. Finalement, mon père stoppa net le cours de la « discussion » par une gifle retentissante. A l'heure où j'écris, j'en ressens encore la chaleur sur ma joue. Parfois, j'ai réellement l'impression de ne pas avoir d'existence propre, d'être une simple extension d'un corps plus important. Une simple protubérance qui ne peut survivre, se développer qu'a travers le corps hôte. Comme un fruit sur un arbre. Le fruit n'existe que lorsqu'il est rattaché aux branches et il pourrit lorsqu'il en est séparé. Et bien, grande nouvelle, chers parents, je ne suis pas un p… de fruits !

(…)

17 janvier 1974,

Nouvelle prise de bec avec les parents. Les sujets sont toujours les mêmes. Je me demande pourquoi je m'obstine. Il devient de plus en plus clair qu'ils ne changeront jamais d'avis. Je les hais. Je songe à partir dès que j'aurai empoché le bac.

(…)

19 juillet 1974,

La coupe est pleine. Je ne peux plus les supporter. J'ai obtenu le baccalauréat avec une mention « très bien ». Ils étaient ravis quand je leur ai annoncé la nouvelle. Pendant un bref instant, j'ai cru à un miracle, qu'ils comprendraient enfin ma passion pour la science, qu'ils me permettraient d'aller à la fac et d'avoir une brillante carrière. Mais non ! Ca aurait été trop beau. J'ai vite compris que ce n'était pas de la fierté envers mon travail, mais simplement envers celui de voir le nom de Causse d'Ambert parmi les premiers. Même si, pour eux, le bac n'avait que peu d'importance dans la vie toute tracée de leur fille, ils n'auraient pas appréciés que j'eusse des résultats médiocres et que je porte le déshonneur sur la famille. Cette nuit, j'ai pleuré pendant longtemps, mais j'ai pris ma décision. Je pars.

20 juillet 1974,

J'écris dans le train qui m'amène à Paris. J'ai enfin quitté cette cage de morale et de contraintes. Je suis enfin libre, j'ai la vie devant moi et plein de rêves à réaliser. Je leur ai piqué assez d'argent pour tenir un bon moment. Le juste tribut qu'ils me devaient pour m'avoir rognés les ailes. Je compte bien profiter de cet argent. Après, on verra. Loin d'eux, je vois la vie de façon beaucoup plus optimiste.

21 juillet 1974,

J'ai dégoté un petit hôtel pas cher. J'espère trouver un appartement rapidement. C'est assez minable ici, mais on ne m'a pas demandé mon age et c'est économique. Aujourd'hui, j'ai visité le quartier. C'est une sensation formidable de pouvoir se déplacer tranquillement, sans la pensée de devoir rendre des comptes à quelqu'un qui me jugera. J'ai visité les boutiques, j'ai acheté des vêtements à la mode, des jeans, des mini-jupes… Des fringues qu'ils ne m'auraient jamais autorisées à porter. Ici, il n'y a pas de passéisme. On regarde l'avenir, tout en vivant à fond le moment présent. Je le sens intérieurement, au plus profond de moi : ma vie est ici, dans cette ville, là où tout se créé, se décide. Pour la première fois de ma vie, je suis heureuse.

(…)

27 juillet 1974,

Quand je disais que ma vie était ici, je ne croyais pas si bien dire. Aujourd'hui, j'ai rencontre un garçon. Je me promenais dans la rue, quand il m'a abordé. Il s'est présenté. Il s'appelle Eric et il est artiste-peintre. Il m'a dit que j'étais très jolie et a proposé que je pose pour lui. J'ai accepté. Voilà un truc qui les aurait fait bondir. Eric, c'est l'artiste dans toute sa splendeur. Il ne se soucie pas des conventions. Les contingences matérielles ne l'intéressent pas. Ce qui compte pour lui, c'est son art. Il m'a confié qu'il pouvait rester deux à trois jour sans dormir, ni se laver  ou manger pour terminer une toile. Je trouve cela tellement génial de tout sacrifier, même sa personne physique, pour assouvir sa passion. Eric est de ces gens qui ne s'imposent pas de limites pour faire ce en quoi ils croient. En cela, nous nous ressemblons. J'ai posé pour lui tout l'après-midi. Il travaille dans un petit atelier au fond d'une cour. Soyons clair, c'est un véritable taudis. Comment des propriétaires peuvent-ils exiger un loyer pour leurs porcheries ? Eric, lui, s'en fout complètement. Il a aménage comme il a pu. Il y a un coin avec des cartons pour ranger ses vêtements, une table avec un réchaud et un lit qui n'était  même pas fait. Son atelier prend la majorité de la place. Il y a des toiles, des pinceaux, de la peinture disséminés un peu partout. Je me demande comment il fait pour s'y retrouver. J'ai posé nue. Quand il m'a demandé cela, j'ai été choqué. Sur le coup, j'ai hésité. Quelle idiote ! Voilà bien un réflexe de ploucs bourgeois. Il a sûrement dû deviner tout de suite d'où je venais. Alors il m'a dit que ce n'était pas grave, que je pouvais poser habillée. Heureusement, je me suis reprise et j'ai insisté pour être nue. La nudité est une chose naturelle. C'est la religion, le puritanisme qui ont imposés cette honte du corps. Même sachant cela, je n'étais pas à l'aise, dénudée, face à son œil scrutateur. Avec le recul, je me dis qu'il n'en avait rien à faire. Ce qui l'intéressait, c'était sa toile. En tout cas, il a été satisfait ; Il m'a demandé si je pouvais revenir demain. J'ai dit oui, bien sûr. J'ai hâte d'y être.

28 juillet 1974,

J'ai vraiment l'impression de vivre un conte de fées. Jamais je n'aurai cru que la vie en dehors de la prison familiale puisse m'offrir tant de choses. Aujourd'hui, 28 juillet 1974, j'ai fait l'amour pour la première fois ! C'était tellement incroyable. Je n'ai rencontre ce garçon qu'hier et nous sommes déjà amoureux l'un de l 'autre. Il est tellement doux et attentionné, pas comme les veaux de mon lycée privé qui, derrière leurs grand airs cultivés, ne sont que des obsédés qui n'avaient que le sexe dans la tête. Eric est un véritable être sensible. Je suis bien heureuse de l'avoir fait avec lui plutôt qu'avec l'un de ces garçons pédants et hautains. Je sens que l'on va vivre de grandes choses ensemble.

(…)

03 août 1974,

Comment exprimer ce que je ressens ? Une profonde tristesse ? De la déception ? De la douleur ? Je ne sais pas. En pensant à ce que je vais raconter, ma main tremble déjà et je sens des larmes montées. Ces derniers jours, j'étais trop anéantie pour en parler, mais il le faut pourtant. Eric m'a quitté. Enfin, quitter est un bien grand mot. On n'a jamais été ensemble si j'ai bien compris. Il ne m'aimait pas. Ce qui l'intéressait, c'était de me mettre dans son lit. Rajouter une nouvelle¨petite naïve à son tableau de chasse. Une fois son but atteint, je n'avais plus d'intérêt pour lui. Dire que je pensais que c'était quelqu'un d'estimable, mais ce n'est finalement qu'un Roméo de bas-étages, un salaud à l'esprit aussi étriqué que ceux que j'ai laissé chez moi. Je suis déçue, trahie. Comment ai-je pu me faire avoir de la sorte ? Etre aussi stupide ? J'avais confiance en lui, j'avais placé tous mes espoirs en lui. J'ai retourné cela dans ma tête durant des heures et je me suis rendue compte que je n'étais pas si indépendante que ça. Débarrassée de la tutelle de mes parents, je me suis jetée dans une autre forme de soumission. J'en suis arrivée  à la conclusion qu'il me fallait un nouveau départ avec un symbole fort. Pour prouver que je peux me débrouiller seule, j'ai décidé de me débarrasser de l'argent de mes parents. Je n'ai absolument pas besoin d'eux pour reussir ma vie, d'aucune manière que ce soit. Qui plus est, c'est de l'argent volé et je ne me sentais plus à l'aise avec cela. J'ai donc décidé de ne garder qu'assez pour vivre et payer la chambre durant deux semaines. C'est le temps que je me suis fixée pour trouver un travail, gagner ma vie et  suivre mes études. Le reste, je l'ai donné à un centre Emmaüs près de l'hôtel. J'aimerai bien voir la tête de la personne qui ouvrira l'enveloppe demain matin !

(…)

06 août 1974,

Qui aurait cru qu'il était si dur de s'inscrire à l'université ? Le bâtiment administratif est un véritable labyrinthe de portes, de couloirs et d'escaliers. La somme de papiers nécessaire est considérable et je n'ai pas pensé à tout prendre avec moi quand je sui partie de la maison. J'ai même du imiter la signature de mon père. Heureusement, les étudiants préposés à ces inscriptions n'étaient pas trop regardants. Par contre, j'ai eu la désagréable surprise de découvrir que l'inscription était payante. Moi qui pensais que les études étaient gratuites. J'ai dû sacrifier une grosse part de mon pécule en guise d'acompte. Trouver un travail devenait du coup une urgence vitale, si je ne voulais pas être à la rue et mourir de faim. Heureusement, sur le campus, il y a un organisme spécialisé dans les jobs étudiants. J'y ai rencontré Charlie qui y travaille. Je lui ai expliqué mon cas. En entrant, je m'attendais à voir un truc géré par des adultes, quelque chose d'assez officiel et organisé. En fait, c'est un local assez sympa tenu par des étudiants. Ma discussion avec Charlie s'est passée autour de la cafetière ! Charlie est le deuxième garçon avec qui j'ai eu un réel échange depuis que je suis partie, mais il est complètement différent d'Eric. Il est plus vieux, il doit avoir dans les 24 ans. Quand il parle, il se dégage une espèce de sérénité de sa voix. Il est d'un calme olympien, il écoute ce qu'on lui dit avec intérêt et trouve toujours une réponse sensée. Avec lui, j'avais l'impression rassurante que rien ne pourrait m'arriver, qu'il me protégerait. Il a promis qu'il ferait son possible pour m'aider et je pense qu'il était sincère. Ce la dit, je reste méfiante et je ne compte pas m'amouracher d'un type aussi rapidement que précédemment. Je ne suis pas disposé à faire l'amour de sitôt.

(…)

15 août 1974,

Charlie m'a trouvé une place dans un petit restau, pas loin du campus. Je serais serveuse le soir et deux journées par semaine. C'est pas ce qu'on peut trouver de mieux, mais il faut bien commencer quelque part. J'ai hâte de débuter, de me frotter au monde du travail et de commencer ma vie d'adulte.

16 août 1974,

Jamais je n'aurai cru que ce métier fut si dur. Il faut être sur la brèche à tout moment, les clients me traitaient comme si j'étais née pour les servir. Si ils savaient de quelles familles je viens, ils me traiteraient autrement ces gougnafiers ! Et le patron, il savait que j'étais inexpérimentée, il aurait pu me préserver un peu pour débuter. C'est à peine si il m'a regardé quand je me suis présentée. Il m'a refilé entre les pattes d'une  vieille bique, la doyenne (j'y crois sans peine !) des serveuses du restaurant. Il était clair qu'elle n'en avait rien à faire de moi et que je la gênais plus qu'autre chose. Enfin, positivons tout de même. Pour une première fois, je ne me suis pas mal débrouillée. Je n'ai rien fait tomber, ce qui était ma grande hantise. J'ai encore du travail au niveau de la rapidité de service, mais avec l'habitude, ça ne devrait pas être trop difficile de m'améliorer.

Autre sujet. Je sis de plus en plus proche de Charlie. Entre Eric et lui, c'est le jour et la nuit. Je sens que Charlie est attiré par moi, mais il n'ose pas l'avouer. Cette timidité est touchante, mais j'aimerais qu'il ne mette pas trop longtemps avant de se déclarer. Je suis un peu  frustrée par ce petit jeu de l'amour platonique.

(…)

17 septembre 1974,

Quelle chance c'est d'avoir un véritable petit ami. J'ai l'impression d'être la fille le plus chanceuse du monde. Hier soir, Charlie  m'a invité à dîner. Un vrai dîner romantique comme dans les films. Il s'est enfin décidé à m'avouer qu'il était amoureux de moi. Le pauvre ! Quand il parlait, il bafouillait et il rougissait. Je n'ai jamais vu un mec perdre ses moyens de cette façon. Quand il eut finit, je sentais son angoisse quand à ma réaction. Il était vraiment soulagé quand je lui ai dit que je partageais son sentiment. On a eu notre premier baiser. La soirée s'est vraiment déroulée comme dans un rêve. Nous nous effleurions, nous nous nous touchions. Nous nous embrassions. Il me parlait à l'oreille pour me dire combien j'étais belle, intelligente. En écrivant, je suis encore sous le coup de l'émotion. J'étais tellement bien avec ce garçon qui m'aime, qui me respecte. J'aurais voulu que ça ne s'arrete jamais. Il m'a raccompagné jusqu'à chez moi, m'a embrassé et est parti comme un gentleman. Aujourd'hui, il m'a fait visiter le campus. Main dans la main, nous avons arpentés les allées et les couloirs, nous arrêtant parfois pour échanger des baisers sans se soucier du regard des gens qui nous croisaient. Cette fois, je sais ce qu'est l'amour.

(…)

14 novembre 1974,

Je dois avouer que je suis à bout de souffle. Entre les études, le travail au restau et Charlie, je n'ai guère de temps à moi. Ceci explique que j'ai un peu délaissé la rédaction de ce journal. Les premiers jours à l'université ont été pour moi une suite de découverte et d'enchantements. La vie universitaire n'a rien à voir avec la vie d'un lycée. On entre dans une catégorie différente. Ici, c'est littéralement le temple de la connaissance. C'est ici que se font et se défont les théories scientifiques, ici qu'officient les professeurs qui, non seulement, enseignent, mais aussi écrivent l'enseignement. Pour une étudiante de première année comme moi, c'est aussi l'apprentissage d'une nouvelle forme de travail. On doit se débrouiller seul. C'est à nous d'approfondir les cours par nos lectures, notre travail. Je me rends compte à quel point il faut être motivé pour réussir ici. Heureusement, je le suis. La science est ma passion depuis des années et j'ai toujours rêvée d'être à cette place et je ne compte pas gâcher cette chance. Je sais que j'y arriverais, surtout avec le soutien de Charlie. Lui est aussi est très occupé par ses propres études en Droit, mais nous ne perdons jamais une occasion de nous voir. Grâce à lui, les réticences à propos du sexe que j'avais hérité d'Eric se sont effacées. Nous faisons l'amour depuis deux semaines environ et tout se passe merveilleusement bien. Qui aurait cru cela après cette histoire avec ce barbouilleur de toiles ? La vie est comme ça. Elle vous fait miroiter le meilleur, vous fait tomber de haut et quand vous avez appris la méfiance, elle vous offre le vrai bonheur en récompense.

(…)

14 janvier 1975,

Je sui dans une rage folle. Je viens de perdre mon boulot et cela à cause de ce salopard d'Antonetti, le patron du restau. Comme je le notais ces jours derniers,  ce vieux vicieux avait commencé à me tourner autour. Clarisse, la doyenne, m'avait même conseillé de ne pas trop m'approcher de lui et surtout, de ne jamais me retrouver toute seule avec lui. Je sais que je peux parfois être naïve mais, en l'occurrence, j'avais vite compris le message. Pourtant, malgré mes précautions, il a réussi  à me coincer dans les toilettes ce matin. Ce vieil obsédé commençait à me mettre  la main aux fesses, à me dire que j'étais mignonne avec ma petite robe de serveuse, que si je voulais une augmentation, il fallait être gentille, très gentille… Je n'en reviens toujours pas de l'aplomb avec lequel il m'a dit tout ça et j'ai envie de vomir quand je repense à son sourire lubrique et à cette voix faussement langoureuse. Cela dit, je lui est bien fait comprendre ma façon de voir ! La tête qu'il faisait quand je lui est balancé mon genou dans les valseuses ! Malheureusement, j'ai été viré dans la demi-heure qui a suivi. J'en est parlé avec Charlie qui était furieux. Il m'a dit qu'il avait déjà entendu des histoires à ce propos sur ce restaurant par des étudiantes, mais il n'y avait jamais prêté attention, pensant que les filles se faisaient des idées et que c'est pour ça qu'il continuait à envoyer des étudiantes à cet employeur. Sa réaction m'a vraiment surprise : il est devenu très agressif, il disait qu'il allait lui casser la figure, lui faire passer l'envie de s'attaquer à des jeunes filles. Je ne l'avais jamais vu perdre ainsi son calme. C'est très réconfortant de voir qu'un homme peut se battre pour vous. Ca prouve qu'il tient vraiment à vous. Il m'a promis qu'il essaierait de voir pour un nouvel emploi. Je lui est demandé si on ne pouvait rien faire juridiquement. Il m'a dit que non, que ce n'était pas un viol, ni une tentative. Il a aussi parlé de licenciement abusif, mais  il avait l'air de réfléchir à voix haute et il semble qu'il est rejeté l'idée. De toute façon, j'ai confiance en lui. Il saura s'en occuper.

(…)


(Non, non, je n'ai pas honte, j'assume: ce texte a été écrit pour un concours de nouvelles romantiques organisé par Nous Deux ! J'aime bien ce texte et j'ai eu plaisir à l'écrire. En l'étoffant, en faisant des recherches, ça pourrait même faire un roman de littérature générale. Pourquoi pas, un jour ?)
Leur dernière histoire d'amour
Maurice Benamid considéra l'immense bâtisse. L'air frais battait  ses joues autant que les branches nues des arbres, mais il ne se résolvait pas pour autant à entrer pour s'en protéger. Des souvenirs d'une vie ancienne remontaient à la surface. Un temps où lui et des frères et sœurs se partageaient les quelques mètres carrés de chambre de l'exigu, non… du claustrophobique serait le mot juste… appartement HLM du quartier de La Castellane. Un temps où manger à sa faim et réussir à l'école étaient les seuls mots d'ordres de la famille. Maurice sentit une boule étreindre sa gorge, l'empêchant de déglutir convenablement. Il secoua la tête avec le secret espoir de voir ces morceaux de nostalgie tombés de sa caboche. Il se mit en marche, s'approchant de la vénérable entrée du grand manoir. Il en avait fait du chemin depuis les bas-quartiers de Marseille jusqu'à aujourd'hui. Professeur de Lettres à Roanne, puis à Evry. Ecrivain à succès ensuite. Admiré, courtisé par l'intelligentsia parisienne pour ensuite l'intégrer peu à peu. Et maintenant, heureux propriétaire en plein cœur des pommiers de la Normandie. Un signe extérieur de richesse certes, mais il avait assez saucé les plats avec sa langue pour se le permettre. Et puis c'est un endroit comme un autre pour se retirer loin de tout. Il inséra la clé dans la serrure et ouvrit la porte. Les lattes du parquet grincèrent sous ses pas. Le charme de ce genre de maison. On n'a pas ce problème avec le lino, pensa-t-il. Cette pensée le fit sourire. Papa et Maman Benamid seraient drôlement fier de leur rejeton aujourd'hui. Il stoppa net en plein milieu du premier salon. Il tendit l'oreille. Seul le silence faisait entendre son vide effrayant et pesant. Ce coup-çi, il ne pu retenir ses larmes. Car, à ce moment, Maurice Benamid était l'homme le plus seul au monde.

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